Manuela Schenk grimpe dans la cabine de son semi-remorque de 16,5 mètres de long avant de monter en marche arrière la pente raide qui mène à la rampe d’une association de producteurs de fruits et légumes. Elle charge rapidement la marchandise puis remonte dans son Scania R450, direction Bâle. Elle livrera ensuite, dans la cité rhénane, des salades, des côtes de bette, des mangues et bien d’autres choses encore dans les entrepôts de différents détaillants. «Ce qui me plaît dans mon travail, c’est que je fais quelque chose d’utile, en veillant à ce que les rayons soient toujours remplis», dit-elle. Et elle se réjouit, malgré les embouteillages, d’arriver toujours à destination à l’heure prévue. «La ponctualité est extrêmement importante, car nous autres chauffeuses et chauffeurs représentons l’image de marque de nos entreprises», ajoute Manuela Schenk.
Les chauffeurs routiers sont très recherchés, car ils sont devenus denrée rare. «En Suisse, environ 2000 postes resteraient vacants chaque année si les entreprises de transport et de logistique ne recrutaient pas des routiers à l’étranger», explique David Piras, secrétaire général de l’association Les Routiers Suisses. A cela s’ajoute le fait que leur âge moyen dépasse les cinquante ans et que nombre d’entre eux vont bientôt atteindre l’âge de la retraite. Selon l’Union internationale des transports routiers (IRU), la pénurie de chauffeurs s’aggrave dans toute l’Europe. En Autriche, par exemple, on recherche entre 8000 et 10 000 chauffeurs de plus que le marché ne le permet et jusqu’à 100 000 en Allemagne. «La Pologne et d’autres pays d’Europe de l’Est manquent également de main-d’œuvre, de sorte que nous ne pourrons pas éternellement combler la pénurie dans notre pays avec des personnes venant d’Europe», explique David Piras. Et pour les ressortissants hors UE, les permis de séjour sont difficiles à obtenir.
Manuela Schenk a elle-même abandonné un emploi mieux rémunéré de technicienne en radiologie dans un hôpital pour prendre le volant d’un poids-lourd de quarante tonnes. «Mon père est également chauffeur et il m’emmenait souvent avec lui quand j’étais enfant. Passer la nuit dans le camion était un moment magique», se souvient-elle, tout en faisant des appels de phares pour indiquer à un camionneur qu’il peut se rabattre devant elle. Celui-ci la remercie en actionnant ses clignotants. Chez les pompiers volontaires de Neuenegg (BE), où elle s’est engagée, on lui a demandé en 2020 si elle voulait conduire le camion-citerne. Une belle occasion pour passer son permis C. Et depuis décembre 2022, elle roule pour l’entreprise de transport et de logistique Krummen, à Chiètres (FR), qui emploie 350 chauffeurs, dont dix femmes. «Mes chefs et mes collègues m’ont beaucoup soutenue lorsque je suis passée aux semi-remorques. C’est une entreprise très sociale, qui veille à concilier travail, famille et loisirs pour ses employés. Les véhicules sont neufs et les salaires corrects», ajoute-t-elle.
Certaines personnes demeurent surprises de la voir descendre de sa cabine, mais elle a tout de suite été acceptée par les autres chauffeurs. «Lorsque, dans certaines situations, la force me manque, je dois utiliser davantage ma tête. De plus, j’essaie d’abord de résoudre les problèmes par moi-même et l’on m’aide si besoin», dit-elle. Guère étonnant, car Manuela a le contact facile.
Selon les données de l’Association suisse des transports routiers (ASTAG), 221 professionnels du transport routier ont terminé leur apprentissage en 2022. Cela représente à peine 5% des quelque 5000 chauffeurs qui partent à la retraite ou changent d’emploi chaque année en Suisse. C’est pourquoi l’ASTAG encourage fortement les programmes de reconversion professionnelle. Et les entreprises qui veulent pourvoir des postes doivent faire des efforts. Ainsi, chez Planzer, l’un des leaders du secteur suisse des transports, on s’adresse de manière ciblée à des personnes issues d’autres domaines d’activité, et pas seulement via les réseaux sociaux. «Nous tenons également un stand au festival Trucker & Country d’Interlaken, où les personnes intéressées peuvent en apprendre plus sur le métier de chauffeur tout en mangeant un snack et buvant un verre», explique son porte-parole Jan Pfenninger. «Nous nous rendons également aux salons professionnels avec notre simulateur d’auto-école, où les jeunes peuvent tester la conduite d’un camion avec des lunettes de réalité virtuelle.» Et afin de faire découvrir le métier aux plus jeunes, l’entreprise est présente aux Truck Days du Musée des Transports de Lucerne.
Le soir venu, lorsque Manuela Schenk veut garer son semi-remorque sur les places de parking louées par Krummen à Pratteln (BL) et y atteler un châssis porte-conteneur, tout est occupé. Un autre chauffeur, qui se détend dans une chaise de camping devant son camion, se décide à retourner dans sa cabine, va chercher le châssis porte-conteneur pour elle et libère ainsi une place de parking afin qu’elle puisse dételer puis à nouveau atteler. Elle gare ensuite son semi-remorque à côté du sien. Un autre collègue arrive. Tous trois bavardent en riant beaucoup, puis commandent des pizzas. «Durant les périodes les plus chargées, je passe les nuits toute la semaine dans mon semi-remorque», explique la jeune routière. Mais aujourd’hui, elle peut utiliser la douche et les toilettes pour chauffeurs de l’entreprise, ouvertes 24 heures sur 24, le long desquelles se trouvent les places de parking louées. «Sinon, j’ai toujours un bidon d’eau à bord pour la toilette rapide», dit-elle. Durant la journée, elle organise ses pauses pipi de manière à pouvoir utiliser les toilettes des clients. Et parfois, il faut aller dans les buissons. «C’est un métier qui n’est pas fait pour les gens délicats», dit-elle d’un éclat de rire.
Texte: Juliane Lutz
Photos: Pia Neuenschwander
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